Durant trois ans (1853-1856), l'empire russe va affronter l'empire Ottoman allié avec le Royaume-Uni, la France et le Piémont-Sardaigne. Cette guerre, appelée Guerre de Crimée, du nom de la péninsule où l'essentiel des combats se sont joués, est l'une des premières guerres modernes avec l'utilisation de nouvelles armes et stratégies (les fusils à canon rayés, les mitrailleuses, les tranchées), mais aussi des premiers reportages photographiques en temps de guerre.
Le traité de Paris qui met fin au conflit et consacre la défaite de la Russie a de nombreuses conséquences: l'équilibre européen, issu du congrès de Vienne de 1815, s'en trouve bouleversé et de nouvelles alliances diplomatiques commencent à se forger jusqu'à la Première Guerre mondiale.
LES MOTIFS DU CONFLITS: UNE QUERELLE RELIGIEUSE ET LES VISÉES RUSSES SUR LES BALKANS
Le conflit débute par une querelle religieuse entre moines latins (catholiques) et moines orthodoxes à Bethléem: les premiers accusent les seconds d'avoir fait disparaitre une étoile décorative de la basilique de la Nativité. La France, censée protéger les chrétiens latins d'Orient, relaie leurs protestations auprès de l'empire Ottoman qui contrôle la région.
En 1848, le ministre des affaires étrangères français, le général Ducos Lahitte, demande au sultan que la garde des lieux saints chrétiens soient confiés aux seuls catholiques (et non de façon partagée avec les orthodoxes) en vertu d'un capitulaire de 1740. Le tsar Nicolas Ier réagit en ordonnant, en 1852, au consul de Russie (protectrice des orthodoxes d'Orient) de quitter Jérusalem.
Le 9 janvier 1853, lors d'un bal à Saint-Petersbourg, le tsar essaie de s'entendre avec l'ambassadeur britannique. Il qualifie l'empire Ottoman, qui a déjà perdu de nombreux territoires depuis la fin du XVIIIe siècle, d'"homme malade de l'Europe" et propose une alliance pour poursuivre le dépeçage de cet empire déclinant: la Russie prendrait le contrôle des Balkans et des détroits (les Dardanelles et le Bosphore entre la mer Noire et la Méditerranée), tandis qu'elle laisserait au Royaume-Uni l'Égypte et la Crète. Ce plan proposé par Nicolas Ier vise à concrétiser un vieux rêve russe depuis Ivan IV (1533-1584) qui fait de Moscou la troisième Rome (après Rome et Constantinople) et veut donc prendre le contrôle des anciennes terres byzantines à la fois pour unifier les slaves orthodoxes autour de l'empire russe mais aussi pour se garantir un accès aux mers chaudes (l'océan glacial arctique étant peu navigable, tout comme la Baltique prise par les glaces lors des hivers rigoureux). L'ambassadeur britannique décline l'offre russe, et le tsar va donc choisir d'agir seul en réclamant un protectorat sur les Orthodoxes des Balkans (soit un protectorat sur la plupart des territoires balkaniques) mais le sultan refuse.
UNE GUERRE RUSSO-TURQUE QUI DEVIENT UNE COALITION CONTRE LA RUSSIE
Le 1er juillet 1853 la Russie rentre en Moldavie et en Valachie (territoires de la Roumanie actuelle sous le contrôle des Ottomans à l'époque) et arrive jusqu'au Danube. L'empire Ottoman déclare alors la guerre à l'empire des tsars qui se rapproche diplomatiquement de la Perse (l'Iran actuel, rivale des Ottomans) et des États-Unis d'Amérique.
Le 30 novembre 1853, les Russes remportent une victoire navale décisive près de Sinope en mer Noire.
Les victoires remportés par les Russes effraient le Royaume-Uni de la reine Victoria et la France de Napoléon III qui engagent leur flotte en mer Noire à partir du 3 janvier 1854 dans l'intention d'intimider le tsar. Le 12 mars 1854, la France et le Royaume-Uni s'allient avec l'empire Ottoman, puis, le 27 mars 1854, déclarent la guerre à la Russie.
LA GUERRE DE CRIMÉE: UNE GUERRE MEURTRIÈRE
Sous la pression de leurs alliés autrichiens, les Russes évacuent la Moldavie et la Valachie, mais entament une offensive dans le Caucase pour mater les rebelles musulmans, notamment Tchétchènes, regroupés autour de l'imam Chamil et aidés par les Ottomans. Les Russes remportent une victoire écrasante à Kurekdere (en Arménie actuelle) le 5 août 1854, mais ils arrêtent leur offensive pour fortifier leurs positions.
Les alliés de l'empire Ottoman ne restent pas inactifs: après un débarquement raté dans la péninsule du Kamtchatka et un bombardement du port d'Odessa, un corps expéditionnaire français mené par le général Saint-Arnaud (28 000 hommes), et un autre britannique dirigé par lord Raglan (26 000 hommes), appuyés par 6000 ottomans, débarquent à Eupatoria, le 14 septembre 1854, avec l'objectif de s'emparer de la base navale de Sébastopol (100 km plus au sud), située au bout de la péninsule de Crimée et qui permet aux Russes de contrôler la mer Noire. Ces deux corps expéditionnaires sont rejoins par des renforts et des soldats du Piémont-Sardaigne à partir du mois de janvier 1855. Au total la coalition anti-russe peut aligner 185 000 hommes pour assiéger Sébastopol.
Face à eux, le colonel russe Édouard Totleben ne dispose que de 40 000 hommes, mais il peut tirer partie d'une topographie avantageuse puisque Sébastopol domine l'entrée du fleuve Alma à environ 200 mètres de hauteur. Les Russes coulent des navires pour interdire l'entrée de la rade et récupèrent, sur ces navires coulés, 300 canons qu'ils placent dans une série de redoutes reliées par des tranchées maintenues par des rondins de bois.
Malgré leur optimisme initial et leur armement supérieur (les premiers fusils à canon rayés qui permettent une plus grande portée et une meilleure précision, les premières mitraillettes), les Alliés échouent à s'emparer de Sébastopol durant onze mois, et leurs troupes sont décimés par le froid (en hiver), la dysenterie, le choléra et le typhus, à commencer par le général Saint-Arnaud et lord Ranglan, morts du choléra tous les deux et remplacés respectivement par le commandant Canrobert et William John Codrington. Cette guerre fait prendre conscience aux Alliés de l'importance de la logistique et de la médecine militaire avec les premières utilisation de boîtes de conserve pour ravitailler les troupes (plutôt que de se nourrir en pillant les territoires occupés) et l'amélioration des conditions d'hygiène dans les hôpitaux militaires, avec notamment le rôle pionnier de l'infirmière britannique Florence Nightingale qui améliore l'hôpital Scutari à Istanbul.
Cette guerre lointaine et meurtrière dont les enjeux échappent à la population française exaspère l'opinion publique d'autant que la photographie, inventée par Nicéphore Niépce trente ans plus tôt, informe de l'ampleur des pertes avec les premiers reportages de guerre dont ceux du photographe Fenton ou du journaliste William Howard Russell du Times, considérés comme les premiers reporters de guerre.
L'armée russe tente à plusieurs reprises de briser l'encerclement de Sébastopol mais ses tentatives à Balklava (le 25 octobre 1854), à Inkerman (le 5 novembre 1854) ou à Tchernaïa (le 16 août 1855) échouent.
Le 8 septembre 1855, les troupes françaises arrivent à s'emparer du fort de Malakoff qui surplombe la ville de Sébastopol et, le 12 septembre, les Alliés rentrent dans la base navale désertée. Après des combats sporadiques, le traité de Paris met fin à la Guerre de Crimée.
La Guerre de Crimée a fait, en trois ans à peine, 700 000 morts ( 450 000 du côté russe, et 230 000 du côté des Alliés: 120 000 ottomans, 95 000 français, 22 000 britanniques et 2000 sardes, essentiellement en raison du choléra).
LE TRAITÉ DE PARIS (30 MARS 1856): UNE NOUVELLE DONNE DIPLOMATIQUE EN EUROPE
Après les combats, un congrès se réunit à Paris, signe d'un succès militaire et diplomatique de la France que le IIe Empire célèbre abondamment: le pont de l'Alma à Paris est inauguré en 1856 et, initialement, chacun de ses piliers était décoré d'une statue d'un des régiment s'étant illustré en Crimée (un grenadier aujourd'hui à Dijon, un artilleur aujourd'hui à La Fère, un chasseur à pied aujourd'hui au bois de Vincennes, et le fameux Zouave dont l'épaule indique le niveau de la crue de 1910), un parc d'attraction reconstitue les tours du fort de Malakoff et donnera son nom à la commune en 1883. Le succès français en Crimée n'empêchera cependant pas la défaite de 1870 face à la Prusse et la IIIe République, honnissant le IIe Empire et s'alliant avec la Russie face à l'Allemagne, ne se pressera pas de commémorer cette guerre.
Au Royaume-Uni, le souvenir de la Guerre de Crimée et plus vivace et de nombreux monuments la commémorent. Les nombreuses pertes de cette guerre vont convaincre les Britanniques d'adopter une position isolationniste jusqu'à la Première Guerre mondiale.
L'Empire Ottoman, bien que vainqueur, continuera de décliner et ne pourra empêcher, au début du XXe siècle, la perte des Balkans, puis, à l'issu de la Première Guerre mondiale, de l'ensemble du Moyen-Orient.
La Russie, malgré des pertes territoriales limitées, s'est sentie humiliée par cette défaite tout en célébrant la résistance acharnée de Sébastopol. Le jeune tsar Alexandre II, monté sur le trône en 1855, mènera d'importantes réformes pour moderniser l'empire dont l'abolition du servage en 1861.
Le dernier perdant de cette guerre, bien qu'elle n'y est pas pris part directement, est l'Autriche qui, pour ne pas avoir choisie un camp, se retrouva isolée sur la scène diplomatique européenne et ne put empêcher les unifications italienne et allemande à ses dépend.
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